Marco Cordero réalise ses oeuvres en assemblant, empilant, incrustant, stratifiant, brûlant, creusant, et métamorphosant ce matériau concret d’expression, fondamental pour l’artiste, le livre. Objet fait de papier et de mots imprimés, contenant de toutes sortes de connaissances, de mémoires et d’illusions des cultures humaines.
Il s’agit de sculptures et d’installations d’où émergent problématiques, références mythiques, symboliques, religieuses ou profanes, dans de surprenantes opérations, parfois ironiques, mais aussi dans l’hybridation de culture populaire, académique et philosophique, toujours sur la crête d’une tension esthétique inhabituelle chargée d’idées conceptuelles, de réflexion critique, et d’une singulière force plastique.
Pour sa part, le travail de Francesca Gagliardi prend corps par la transformation et la métamorphose d’éléments liés à la dimension quotidienne féminine (rouge à lèvres, gants, napperons en crochet). Dans ces artefacts qui vont se charger de fascinantes et épouvantables ambivalences, liées au magique primaire et à une sacralité aux échos ancestraux. La question fondamentale pour elle est l’énigme même de l’identité physique et spirituelle des êtres humains, du lien/contraste entre l’essence masculine et féminine. Et en même temps, la question de la recherche d’harmonie entre microcosme et macrocosme, entre condition humaine, limitée et éphémère, et les interminables énergies de la nature universelle. Sa pratique intense, comme ‘un acte créatif rituel’, se charge d’une énergie spirituelle et érotique qui va se concrétiser en sculptures/objets d’une symbolicité emblématique et énigmatique.
Ce sont deux artistes avec des caractéristiques, à bien des égards différentes (Cordero est plus lié à une suggestion mentale-philosophique littéraire, tandis que, Gagliardi est plus stimulée par des sensibilités évocatrices et émotionnelles), mais dans les deux cas, l’intérêt est concentré sur le potentiel esthétique lié à l’intensification et la modification aliénante du sens et de la valeur, en particulier, de ‘l’objet d’affection’, par un processus métamorphique de ‘ré-enchantement’.
A partir de cette syntonie, écrite sur un registre commun d’exploitation est née leur collaboration. Initiée par une exposition double dans une galerie à Turin, elle s’approfondie ici à Paris avec la mise en scène d’un dialogue plus serré et mutuellement addictif. L’exposition s’organise autour de deux couples d’oeuvres qui vont se comparer et s’entremêler en quelque sorte, entre eux.
Chacun des artistes a choisi une oeuvre de l’autre et a réalisé un travail en étroite relation. Francesca Gagliardi a répondu à lavarsi le mani de Marco Cordero (une sorte de bénitier, en plâtre-charbon et argent, contenant un moulage d’une pile de livres brulés) par un travail intitulé Contatto. Réalisé avec un moule, deux mains gantées, en argile blanche, s’unissent pour former un bassinet contenant l’eau, ici représentée avec des morceaux de verre transparent. L’artiste a joué avec l’idée paradoxale de se laver les mains avec des gants, où le gant devient bouclier et protection féminine. Une apparence d’une inquiétante surréalité nait du fait que ces gants apparaissent veinés. Pour Gagliardi (comme pour Meret Oppenheim, artiste particulièrement aimée) ces objets ne sont jamais inertes, ils sont en contact direct avec le corps, imprégnés de pulsions vitales, fétichistes, et d’une force séductrice ambigüe. Ils succèdent à d’autres objets utilisés par l’artiste, notamment les rouges à lèvres. Ces éléments féminins de fascination érotique vont se transformer en objets hybrides, c’est à dire, en balles de fusil, symboles phalliques de violence.
Marco Cordero, à son tour, a choisi délibérément de dialoguer avec Bullet, oeuvre de Francesca Gagliardi. Un rouge-à-lèvres-balle, arme de séduction et de défense (ou d’attaque), fusion en bronze argenté, posée sur une douce houppette, et mise sous une cloche de verre comme une sorte de relique sacrée. L’oeuvre de Cordero est un parallélépipède composé de livres dans lequel il a creusé une sorte de cavité en forme d’ogive. D’une part on peut voir quelques mots écrits, et, au fond, une empreinte de lèvres rouges (vue de l’intérieur de la bouche) où d’invisibles dents font allusion à la légende de Cadmos (Légende qui narre l’introduction de l’alphabet grec né de la semence de dents arrachées). ‘J’ai simplement pensé –explique l’artiste- à l’ambivalence que traite Francesca en parlant de séduction, et à lier la chaire à la pensée, la voix au mot, la chose au nom. Et ce qui a émergé, ce n’est pas qu’une sorte de baiser, mais peut-être est-ce “reincanto”, celui qui est bon, auquel fait allusion la phrase encore lisible dans l’excavation des livres’. Seul celui qui regarde trouvera toutes les nombreuses implications, plus ou moins implicites de cette intrigante dialectique entre la dimension mâle et femelle.
Les autres oeuvres exposées (qui sont étroitement liées à ces combinaisons ‘à quatre mains’) illustrent bien les autres aspects plus significatifs des démarches artistiques respectives.
Gagliardi présente trois groupes d’oeuvres. Plusieurs versions de ses rouges-à-lèvres, notamment trois sculptures rouges, hautes de 50 cm, en céramique (qui sont en même temps objets de quotidien, de séduction et qui peuvent faire penser aussi à des Lingam).
Un ensemble d’empreintes de gants réalisés en pâte de verre, diaphanes et fragiles, observations fantomatiques dans lesquelles reste seulement l’écho des mains qui ont usé ces gants. Un grand napperon brodé, traduit en céramique blanche, est accompagné par une séquence de feuilles, imprimées à sec, reprenant les formes des napperons. Cordero propose une série d’oeuvres, comme toujours, basées sur les livres. Un bloc de pierre graphite sur lequel est, pour ainsi dire, incrusté comme un coquillage, un vieux missel, brûlé et écrasé, de sorte que, la direction de la métamorphose peut-être interprétée dans les deux sens. Puis un livre brulé fondu en bronze (a che temperatura fondono le consonanti – à quelle température fondent les consonnes) qui évoque également les célèbres autodafés de livres. Un livre excavé avec la forme d’une main comme dans l’acte de recueillir quelque chose ou d’indiquer l’horizon (battere piano). Et enfin une installation, tabula rasa, un plan incliné en marbre érodé par des agents naturels, qui va retrouver son horizontalité grâce à un nivellement de livres. Le résultat, pourtant illisible, sauve quelques mots ici et là. La trace dessinée sur le mur d’un horizon auquel est rattaché le plan, indique la perspective inconnue de l’avenir.
Inquiétantes et suggestives, toutes ces oeuvres sont signes symboliques d’une profonde et peut-être utopique aspiration à retrouver au moins quelques fragments de ‘ré-enchantement’.
Francesco Poli
Critique d’art
Historien d’art