Un frisson passe
L’humain, sujet essentiel de WANG Yu, donc – mais à quel « humain » avons-nous affaire ? À quel Homo Sapiens exactement ? Cumulons, pour en déciller la nature, les différents éléments de style propres à l’artiste, sa « grammaire ». Soit 1, le centrage sur la figure humaine ; 2, le traitement amical, sympathique, anti-expressionniste et non doloriste du corps ; 3, l’indexation de la diversité de nos comportements ; 4, la suspicion du «poids du monde » ; 5, l’hypothèse d’un dérèglement ou d’une errance, parfois, de nos conduites. Cet alliage, dans sa somme, exprime un point de vue interrogatif sur la réalité humaine, contemporaine comme immémoriale. Quelque chose, dans l’humanité, de l’humanité, vacille. L’œuvre de WANG Yu en est l’écho, prompte à rendre compte de notre fragilité, et de l’incertitude de nos destins. Mais jamais de façon pessimiste, notons-le. Parce qu’il en va ainsi, plutôt.
Un séisme intérieur vibrerait-il sous la sobre beauté de cette création ? L’humain est mis pour l’occasion à découvert. La belle peau qu’ici on lui lisse ? Celle-ci, gageons-le, n’est pas une carapace. L’humanité selon WANG Yu mérite d’être au monde, aucun accroc sur ce point, et nous la regardons encore avec émerveillement. Un frisson de doute quant à sa qualité, ce faisant, n’en passe pas moins sur notre échine comme un zéphyr, au vu de sa mise en figure mi-figue et mi-raisin. Un doux trouble nous saisit. Avant que n’advienne la tempête ?
Paul Ardenne est écrivain et historien de l’art.
Il est l’auteur, notamment, de L’Image-Corps. Figures de l’humain dans l’art du XXe siècle et de Art, le présent (éditions du Regard).

Dire plus : les cadres, la sculpture
Relevons enfin, depuis peu dans la carrière de l’artiste, l’apparition de cadres, que WANG Yu fixe autour de ses peintures, plus la création de sculptures.
Les cadres, pour commencer. Ceux-ci ne sont pas l’équivalent d’un encadrement ordinaire. Telle peinture évoquant le récent confinement lié au Coronavirus voit le sujet humain représenté enfermé dans le cadre d’une vraie fenêtre vitrée, comme maintenu prisonnier. Quand telle autre peinture, évoquant elle aussi, en filigrane, le confinement et l’obligation de se claustrer, représente un sujet humain cerné par un cadre fait de parpaings, certains de ces derniers, au-dessus de sa tête, mal jointifs et risquant de s’effondrer.
Quant aux sculptures de l’artiste, celles-ci, de nouveau, cultivent l’originalité. La Statue de la nouvelle Liberté que signe l’artiste, une harpie à double face, évoque une humanité qui s’est hybridée, animalisée, perdue peut-être, égarée au fil de notre moment écologique «anthropocène », brouillant les repères et les hiérarchies du vivant et de la symbolique. Une pareille pulsion à ébranler le spectateur, encore, se décèle lorsque l’artiste représente le portrait sculpté d’un jeune homme aux traits de Napoléon jeune (ou du président français Emmanuel Macron ?) sous le titre L’Intelligence guidant le peuple. Sa chevelure épaisse adopte la forme d’un cerveau où reconnaître des corps animaux et des griffes tandis que sa tête juvénile bascule sur le socle de la sculpture, à la manière d’un culbuto. L’humanité en perte d’identité, de représentation pertinente, d’assise ?
WANG Yu - Ange sur trottoir, 2022 - Huile, acrylique et médium acrylique sur toile, tasseaux de bois brûlé, 102x70x9cm
WANG Yu - Jeune talent, 2022 - Huile, sable et médium acrylique sur toile, tasseaux de bois, mousse,
coquillage. 118x100x8cm,
Signifier la condition humaine
Que relever, encore, au registre du style ? Le plus souvent, WANG Yu présente le corps humain dans une nudité de commencement du monde, première, originelle : façon avouée d’aller à l’essentiel, de repartir de l’état de nature. Resserrement sur la corporéité et, allusivement, sur l’être. Pas d’arrière-plan, le fond de chaque tableau est blanc, ce qui est au demeurant logique : cet humain-là, livré dans son élémentarité au fil des tableaux, s’incarne d’abord comme archétype ou comme stéréotype.
Chaque corps peint, chez WANG Yu, égale une définition de l’humain. Ce que confirme le classement en séries, par l’artiste, de ses peintures : Les forts, Les têtes de bois, Les énervés, Les rétros, Les autres... Il n’existe qu’une espèce humaine, certes. En revanche, il existe maints caractères, maintes inflexions à nos parcours existentiels, maints choix de vie et maintes fatalités aussi. Le corps, les corps tels que les représente l’artiste, ici escaladant la Lune, en explorateurs peu prudents, là pensifs devant une étendue d’eau, autre part dévorant avec appétit des langues de feu... indexent la condition humaine dans ses tours et détours, entre rêverie, audace et moments ordinaires de l’existence. Leur vocation : donner figure à la variété, à nos devenirs au fil du vivre et du temps.
W A N G Y U
L'HUMANITE A DECOUVERT, EN DOUCEUR
S O L O S H O W
WANG Yu - L’intelligence guidant le peuple, 2023 - Biscuit porcelaine, H 23cm
Une figuration spécifique (esthétique du transfert)
L’humain selon WANG Yu est universel. L’artiste y insiste, à sa façon : en lui conférant l’apparence d’un personnage récurrent, un peu toujours le même quel que soit son sexe et quoi qu’il fasse, qu’il s’adonne à l’amour (Les charnels), qu’il prie (Les agenouillés) ou qu’il médite (Méditation), diversement. Cet effet d’universel émane chez WANG Yu d’une uniformisation systématisée, qui fait son « style ». Le corps humain « en général » que l’artiste offre à nos regards joue ici avec avantage de son enveloppe charnelle, des plus originales et partant, des plus reconnaissables : sa peau n’est pas rose mais presque, pas jaune mais presque, pas transparente mais presque, pas soyeuse mais presque. Couleur et texture visuelle de l’épiderme de ces corps peints, mis au point avec une entreprise américaine spécialisée, sont advenues au terme de plusieurs années de quête. En mai 2007, WANG Yu abandonne « les techniques picturales courantes », se lance « dans un processus de recherche d’une chair qui paraisse palpable, qui ‘’vive’’ sur la toile » et compose « une matière translucide brillante et moelleuse ». « Pour creuser la nature du mystère humain et la représenter telle que je la ressens », dit-elle.
Ce mélange de matière colorée, qui ressemble à vernis et à un médium acrylique, et qui fait l’enveloppe de ses figures est, à l’incitation de l’artiste, peaufiné par la firme Golden Artists Colors, qui prépare à sa demande un Skin Tone Medium spécifique et inédit créé sur mesure : « Après un an de recherches de texture, de couleur et de brillance, une représentation d’une chair palpable apparaît ainsi sur toile : moelleuse, translucide, satinée-brillante, épaisse et vivante ». Pour quel effet sensible et intellectuel ? Nous, spectateurs, nous identifions bien aux corps peints par l’artiste. Leur différence ne nous intrigue pas moins. Cette impression prévaut : ces corps, tout à la fois, sont nous et ne sont pas nous. Oui, ces corps là, sur la toile, ne sont pas expressément nos corps réels mais ils n’en sont pas moins le transfert plastique, la décalcomanie, la citation. On apprendra d’eux, en conséquence. L’effet de distanciation qu’ils génèrent fait «fonctionner » au mieux l’allégorie.
Texte de Paul Ardenne //
WANG Yu, L’humanité à découvert, en douceur
Parce qu’il est humain, l’artiste parle de l’humain. Cette appréciation tautologique, une fois formulée, n’empêche pas cette épineuse question, inévitable : parler de l’humain, soit, mais comment, avec quels arguments, en recourant à quelles formes plastiques et surtout, avec quelle crédibilité ? WANG Yu, peintre chinoise vivant et travaillant en France (son atelier est à Montreuil, en banlieue parisienne), a pour modèle constant le corps hu- main. De façon obsessionnelle : toutes ses toiles l’exposent, et ses plus rares sculptures de même, sous maintes coutures, d’une manière jamais tonitruante mais récurrente. Un sujet majeur, pour cette artiste, que celui-ci. Le point focal de son art.
Une artiste aux prises avec nos vies
Les images du corps humain que WANG Yu inscrit dans ses toiles sont plus légères que graves. Schématisé, identifiable à son apparence aimable, représenté isolé dans le cadre, le corps humain se représente chez elle dans une dominante claire. Il affiche une figure au visage lumineux et une plastique sans contorsion. Tel que le peint l’artiste, il n’est ni réaliste ni idéaliste : pas d’effet photographique, et pas plus de pulsion à célébrer une beauté superlative. Il exprime toujours, en revanche, une ouverture poétique avérée, à l’instar des figures humaines d’un Jean-Michel Folon, à la physionomie légèrement décalée. Cette figure gentille, peut-être, connaît le doute mais alors sans le subir dans le déchirement.
WANG Yu - Homme, Femme, 2018 (détail) - Huile et médium acrylique sur toile. 65 x 81 cm + 65 x 81 cm